Philippe van Mastrigt

Le virage numérique : défis et solutions pour les magazines

Lors du congrès mondial de la FIPP à Cascais, au Portugal, les 5 et 6 juin 2024, Dan Heffernan, vice-président et chef de produit, a interviewé Philippe van Mastrigt, notre directeur des opérations en Europe et observateur en chef, au sujet de l'impact du passage au numérique sur les magazines. Voici une transcription de cette session très suivie, légèrement éditée pour plus de clarté. La vidéo complète de l'interview est disponible ici

Dan : Au cours de la dernière décennie, les journaux ont été sous les feux de la rampe pour leur transformation numérique, de la mise en place de paywalls comme le New York Times en 2011, à la création de modèles d'abonnement numérique en 2016, avec un coup de pouce pendant le COVID, suivi d'un récent ralentissement. Cependant, les magazines n'ont pas reçu autant d'attention. Comment cela se fait-il ?

Philippe : Tout d'abord, il est important de comprendre que le cycle économique du secteur des magazines a été plus lent que celui des journaux. Les journaux ont vu leur tirage diminuer dès les années 70 et 80, alors que les magazines ont connu un âge d'or jusqu'aux années 2000. Alors que les journaux sont passés plus tôt au numérique, les magazines ont stabilisé leur diffusion papier et n'ont pas complètement adopté le numérique. Les deux secteurs ont été durement touchés par le passage au numérique vers 2010, perdant des recettes publicitaires au profit de géants tels que Google et Facebook. Les quotidiens se sont adaptés en passant aux abonnements numériques, mais les magazines ont eu du mal à trouver un modèle similaire. Au lieu de cela, ils ont connu un lent déclin de la diffusion et ont augmenté les prix des abonnements et des prix unitaires pour compenser la perte de revenus publicitaires. Depuis 2022, les magazines sont confrontés à une crise due à l'inflation - papier, impression et distribution - et à un déclin rapide de la diffusion, certains enregistrant des baisses annuelles de l'ordre de 10 %. Ce n'est que récemment que les stratégies numériques des magazines ont fait l'objet d'une attention accrue.

Deuxièmement, le secteur des magazines couvre de nombreux segments qui présentent tous des défis uniques, de sorte qu'il est difficile de l'évaluer dans son ensemble. Les journaux hebdomadaires et quotidiens se transforment lentement en ligne, tandis que les publications de niche ciblant les passions des gens (passe-temps, intérêts particuliers, etc.) sont confrontées à la concurrence de sources en ligne telles que les blogs. Les publications telles que TV Guide, par exemple, déclinent face à la montée en puissance des plateformes alternatives.


Dan : Quelle est la situation actuelle du secteur des magazines ?

Philippe : La diffusion des magazines a suivi une tendance à la baisse entre 2010 et 2020. Certains segments ont disparu, comme les magazines informatiques aux États-Unis (le dernier a fermé en 2023), tandis que d'autres, comme Reader's Digest au Royaume-Uni, ont connu une baisse importante du nombre d'abonnés, passant de 1 million en 2001 à 100 000 en 2016 avant de fermer. Le COVID a temporairement interrompu ce déclin, certaines publications, comme les titres de Dennis Publications, ayant même connu une augmentation des abonnements. Cependant, la crise de l'inflation de 2022 a durement frappé le secteur, en raison de l'augmentation des coûts du papier, de l'impression et de la distribution, ainsi que d'autres défis. Parmi nos clients, nous avons observé une baisse annuelle d'environ 8 % au cours des deux dernières années.

Nous assistons actuellement à une réorganisation de l'actionnariat des magazines et à la fermeture de titres qui ne sont pas considérés comme des marques fortes. En Allemagne, par exemple, RTL Group a vendu une grande partie de ses magazines, licencié 500 journalistes et annoncé qu'il commencerait à se concentrer uniquement sur les marques fortes. Reworld Media est devenu un nouvel acteur en rachetant Mondadori. Vivendi a acquis Prisma, et les publications de Lagardère (anciennement Hachette) ont été acquises par Vivendi et un nouveau groupe, CMI. Ces nouveaux acteurs ont souvent des stratégies de rupture qui se concentrent sur les marques et la publicité numérique plutôt que sur les magazines traditionnels, ou bien ils sont simplement à la recherche d'influence.

La possibilité d'un effondrement de l'écosystème est une préoccupation commune au secteur de la presse. Au Royaume-Uni, par exemple, il ne reste plus qu'un seul grand imprimeur de magazines. Les kiosques à journaux disparaissent rapidement dans toute l'Europe et la distribution est également confrontée à des défis importants en raison de l'augmentation des coûts postaux.

Compte tenu de ces tendances, on peut raisonnablement s'attendre à une baisse significative du nombre de magazines au cours des deux prochaines années.


Dan : Quels sont les défis spécifiques des magazines en matière de numérique ?

Philippe : Lorsque l'on parle de "défis spécifiques", il faut comparer la situation avec celle des titres d'information.

Je pense que le premier défi est lié à la fréquence de publication, car les magazines sont généralement publiés à un rythme mensuel, trimestriel et/ou hebdomadaire. Toutefois, à l'ère numérique, les consommateurs exigent des mises à jour plus fréquentes, parfois quotidiennes. La question est la suivante : les magazines peuvent-ils maintenir cette fréquence ? Cela nécessite une quantité importante de ressources journalistiques et de sujets qui permettent à ce rythme d'être viable.

Outre la fréquence, la réduction de l'exclusivité du contenu constitue un autre défi. Pendant longtemps, les magazines ont été la principale source de contenu spécialisé et exclusif (en plus des livres). Cependant, une grande partie de ce contenu est désormais disponible sous d'autres formes non écrites. Par exemple, nous avons un client qui publie des magazines pour les enseignants du primaire. Ces dernières années, cet éditeur a été confronté à la concurrence d'enseignants qui publient un contenu similaire sur leur blog. En conséquence, les abonnements ont diminué et l'éditeur a réorienté son modèle commercial vers les téléchargements et l'édition de livres. En outre, cette tendance affecte d'autres publications telles que les magazines de loisirs, où les tutoriels sur YouTube concurrencent le contenu des magazines traditionnels.

Le dernier défi que j'ai observé est la nature du format. Le magazine étant un produit physique et tangible, il offre une expérience de lecture unique et plus tactile que les formats numériques ne peuvent pas reproduire. Par exemple, la présence de photos de haute qualité met en valeur le contenu, le rendant plus attrayant et plus agréable. Le simple passage à un format numérique, tel qu'un e-parution, ne fonctionne pas bien, et même si les ventes de formats numériques augmentent, cela ne compense pas la perte de chiffre d'affaires due à la diminution du papier. Certains magazines utilisent des agrégateurs comme canal principal, tels que Readly ou Cafeyn, mais ce modèle conduit souvent à des flux de chiffre d'affaires plus faibles.

Dan : Existe-t-il des stratégies numériques réussies pour les magazines ?

Philippe : Oui, il s'agit de valoriser la marque d'un magazine, qui est son principal atout.

Sur le plan publicitaire, plusieurs éditeurs ont adopté de nouvelles approches pour relancer leur activité. Par exemple, Dotdash Meredith aux États-Unis et Reworld Media en France ont abandonné l'utilisation des cookies. Dotdash Meredith a développé une nouvelle stratégie basée sur la consommation de contenu par les consommateurs. En se concentrant sur des sites à chargement rapide, un meilleur contenu et l'élimination des publicités peu performantes, ils ont augmenté leurs ventes de publicité. Reworld Media a également suivi la même voie, en tirant parti de sa forte image de marque dans divers domaines d'intérêt.

Dans le même temps, des stratégies efficaces sont développées autour de la notoriété de la marque sur les réseaux sociaux. Par exemple, le magazine français Gala a établi une forte présence sur les médias sociaux, en particulier sur TikTok, grâce à des contenus courts. Cela s'est avéré utile pour promouvoir la notoriété de la marque, en particulier auprès du jeune public, et a permis d'obtenir 10 millions de suiveurs sur TikTok. La monétisation de cette audience est limitée, mais elle augmente grâce au contenu de la marque. Parallèlement, cette stratégie de médias sociaux compense le déclin de la version papier (qui reste le produit phare).

Une autre publication de niche, Connaissance des Arts, a adopté une stratégie similaire : construire une audience numérique pour soutenir la marque, investir dans l'édition papier, convertir une partie de l'audience numérique en abonnés et explorer d'autres sources de chiffre d'affaires (telles que les événements). Un exemple similaire est celui de Glamour, qui a anticipé le déplacement de la publicité vers l'espace numérique et a investi dans le numérique tout en maintenant sa forte présence dans l'édition papier, bien qu'en réduisant sa fréquence à deux fois par an.


Dan : De nombreux quotidiens envisagent la fin du papier, et certains ont déjà franchi le pas. Qu'en est-il des magazines ? Y a-t-il un avenir pour le papier ?

Philippe : Cette question peut être classée en deux catégories : numérique seul ou numérique d'abord.

Je ne vois pas d'avenir à long terme pour les magazines "uniquement papier", à l'exception peut-être des magazines de niche, comme Monocle au Royaume-Uni, qui a une présence minimale en ligne. J'ai remarqué aussi que lorsqu'un magazine annonce qu'il passe au tout numérique, cela signifie généralement qu'il est en train de fermer. Les exemples sont nombreux. Par conséquent, le maintien d'une édition papier est un signe positif de santé pour la marque.

La version papier présente des avantages certains : elle est idéale pour une lecture immersive et la présentation de photos, à l'instar des livres, ce qui a été l'une des raisons pour lesquelles The Guardian a lancé une édition papier. En tant qu'objet physique, le papier a plus de valeur et les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour ce format. Beaucoup apprécient également l'aspect "détox numérique", tout comme les gens apprécient les livres. Les journalistes préfèrent souvent publier en version papier plutôt qu'en ligne, et certains annonceurs préfèrent encore le format papier. En d'autres termes, le papier reste un atout précieux pour la marque qu'il soutient. Il n'est pas surprenant que certains acteurs exclusivement numériques aient créé un magazine papier, tandis que d'autres, comme Life Magazine, ont récemment réintroduit des versions imprimées.

Toutefois, le secteur est confronté à des défis, notamment le déclin de l'écosystème de l'impression et la diminution du nombre de lecteurs. Les magazines papiers devront s'adapter en conséquence, éventuellement en réduisant la fréquence des numéros et en s'alignant davantage sur le modèle de l'édition de livres.

Dan : Selon vous, quel sera le modèle dans les cinq prochaines années ?

Philippe : Je pense qu'il s'agira d'exploiter la marque sur son segment. En ce qui concerne les abonnements, je m'attends à voir davantage de stratégies dans lesquelles différents produits sont regroupés et proposés sous forme de groupages, de la même manière que les quotidiens regroupent les éditions papier et numériques. Toutefois, cette approche sera différente des verticales purement numériques que nous voyons souvent pour les quotidiens. Pour les magazines, l'abonnement peut offrir un accès à divers contenus, y compris aux éditions papiers, ainsi qu'à des services supplémentaires liés au contenu et à des partenariats avec des marques tierces. C'est l'idée de créer une proposition de valeur spécifique pour les abonnés qui a du sens. Cette approche s'alignerait également sur le ciblage publicitaire basé sur le contenu, qui se développe déjà et pourrait s'intensifier avec le renforcement des réglementations en matière de protection de la vie privée.

Je pense également que le commerce de contenu va continuer à se développer, en s'appuyant sur la crédibilité de la marque.

Dan : Qu'est-ce qui pourrait se passer qui mettrait tout cela en péril ?

Philippe : Ce qui est certain, c'est que nous traversons une période difficile. J'ai mentionné les risques liés à un effondrement potentiel de l'écosystème du papier, qui aurait un impact considérable sur l'avenir. L'évolution des habitudes de lecture, en particulier chez les jeunes générations, pourrait constituer un défi de taille. Les profondes mutations de l'internet, y compris l'impact de l'intelligence artificielle sur la recherche, pourraient également modifier le paysage. Enfin, les éditeurs sont confrontés à une situation économique incertaine, et certains pourraient ne pas disposer des ressources nécessaires pour survivre à la transition.

En d'autres termes, il y a de l'espoir pour le secteur, mais ce ne sera pas facile.

Retrouvez l'intégralité de l'interview ici:



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