Les tendances du secteur de l'édition - 2019 - 2e partie
(Ceci est un résumé en trois parties de la présentation faite lors de la réunion des utilisateurs européens d'Advantage à Lisbonne les 26 et 27 septembre 2019. Vous pouvez lire la partie 1 ici et la partie 3 ici.)
2e partie
Une fatigue de l'abonnement ?
La croissance accélérée des abonnements numériques poserait une nouvelle question, celle d'une "fatigue de l'abonnement". Les tenants du concept affirment qu'en raison de la prolifération des nombreux services d'abonnement (Netflix, Spotify, etc...), les gens atteignent un point de saturation pour les abonnements, aux dépens de ceux des éditeurs. Cependant, il n'existe aucune preuve de ce phénomène. C'est peut-être la raison du faible nombre d'abonnés payants et du nombre limité de publications souscrites par personne. Mais est-ce très différent de la période où dominaient les abonnements papier ? A combien de titres différents les gens étaient-ils alors abonnés ?
Derrière le concept de fatigue se cachent les fournisseurs qui promeuvent d'autres modèles. Certains préconisent encore la vente d'articles à l'unité. Mais cette pratique continue de décliner, comme en témoigne l'abandon de cette offre en 2019 par le titre "L'Européen" et surtout, la fin de ce modèle pour la plate-forme néerlandaise Blendle en 2019. Cette dernière a pivoté définitivement vers un modèle d'abonnement. Ce sont les offres visant à imiter Netflix ou Spotify qui ont déclenché un vif débat dans le monde de l'édition au printemps dernier. Le concept de plates-formes multi-titres n'est pas nouveau. Il existe de nombreux acteurs internationaux et locaux, comme Inkl en Australie, Readly en Suède, Pressreader (canadien) ou Le Kiosk. Ils n'ont jamais vraiment percé, mais l'arrivée d'Apple a laissé penser que nous rentrions dans une nouvelle phase. Cependant, l'offre d'Apple News + a créée de la méfiance, notamment par sa commission de 50%. Plusieurs grands quotidiens ont refusé de joindre la plateforme (le New York Times et le Washington Post). D'autres ont décidé d'offrir une version réduite de leur offre de contenu sur la plate-forme (Wall Street Journal). Pour l'instant, les résultats sont mitigés et il n'est pas certain que l'arrivée en Europe d'Apple News + en septembre va inverser la tendance.
D'autres sources de revenus peuvent être des alternatives - en mettant de côté la publicité - s'ajoutant ou remplaçant les abonnements, tel que le modèle du Guardian basé sur les dons. La publication The Ken trouve des bienfaiteurs pour financer les abonnements. Au Canada, le financement public vient en appui des éditeurs, grâce à une subvention fédérale de plus de 500 millions de dollars. Enfin, d'autres revenus peuvent provenir des ventes de produits dérivés, d'événements et du commerce électronique.
Le numérique ne résout pas l'équation
Une analyse à long terme montre clairement que le secteur des quotidiens fait face à une chute. Au cours des 30 dernières années, leur diffusion aux États-Unis est passée de 61 millions d'exemplaires quotidiens à 31 millions. En France, le chiffre d'affaires de la presse a été réduit quasi de moitié, passant de 11 à 6 milliards d'euros en 20 ans. L'attrition de la diffusion est passée de 2 % dans les années 1990 à 5 % dans les années 2000 puis à 8 à 12 % plus récemment.
La version papier reste la principale source de chiffre d'affaires et de bénéfice, tandis que la croissance et la rentabilité du numérique sont annihilées par une attrition substantielle. La partie numérique du New York Times ne représentait que 40% de son chiffre d'affaires en 2018, de 56% pour le Guardian.
La majorité des recettes publicitaires perdues est passée des médias écrits aux grandes plates-formes (Google, Facebook, Amazon et Apple) et la stabilisation est loin d'être atteinte. La publicité demeure une source indispensable pour trouver un équilibre. La part de marché mondiale de Google et Facebook sur le marché publicitaire est passée de 24 % en 2018 à environ 28 % en 2019. (Il n'était que de 10 % en 2014.) Dans le segment de la publicité numérique, la part de marché mondiale du duopole est passée de 56 % à 61 % au cours de la même période. Alors qu'un tel bouleversement du secteur exige des investissements croissants dans de nouveaux outils et la formation des personnels pour y faire face, ses ressources disponibles pour y contribuer diminuent dans le même temps.
Les restructurations, les licenciements, les rachats et les faillites s'accélèrent. Mashable a ouvert la danse en 2017 avec le licenciement de 50 personnes. Le Huffington Post était dans le rouge en France en 2018 (il avait été rentable auparavant) et son propriétaire Vérizon a licencié 800 personnes dans le monde. Buzz Feed a licencié 200 personnes, soit 15% de son personnel, en 2019.
En outre, un nombre croissant des nouveaux propriétaires de médias viennent de l'extérieur du monde de l'édition. Ils manquent de connaissances et d'expérience du secteur. Par exemple, en France, Lagardère, Roularta-L'Express, Le Monde et Mondadori ont été rachetés respectivement par CMI (investisseur tchèque du secteur de l'énergie), SFR et Iliad (téléphonie) et Reworld Media. Cette dernière s'intéresse surtout l'exploitation de la marque plutôt que du développement des titres. Aux États-Unis, les fusions se poursuivent, comme celle de Gannett et New Media Investment Group en août 2019. Il ne reste plus que quelques vrais acteurs de l'édition qui poursuivent la consolidation. L'exemple du belge Mediahuis, qui a acquis TMG aux Pays-Bas en décembre 2017 et The Irish Independent en 2019, est une exception. Marc Thomson, PDG du New York Times, note avec ironie que le paysage concurrentiel est susceptible d'être beaucoup plus favorable dans 5 ans pour les quelques survivants.
Peut-être la plus grande menace pour le papier n'est-il pas le numérique, mais plutôt la distribution. L'activité kiosque a poursuivi son déclin en 2019 et les ventes au numéro sont menacées. En France, le principal acteur de la distribution est proche de la faillite et réclame à nouveau un soutien public. Au Royaume-Uni, Aldi a décidé l'arrêt de la vente de journaux dans ses supermarchés. En Allemagne, le nombre de points de vente a chuté de 30 % en quelques années.
La distribution des abonnements est également dans la tourmente, car les postes sont menacées dans tous les pays. En France, le volume du courrier est passé de 16 à 11 milliards d'articles entre 2010 et 2017 (les journaux représentent 10% de ce volume). Le total est depuis tombé en dessous de 10 milliards et la dégringolade continue. Cette baisse a déjà un impact sur la fréquence de distribution. En Belgique, celle du courrier a été restreinte à deux fois par semaine en 2020, comme en Italie, aux Pays-Bas et au Danemark. Les Pays-Bas testent la fin du courrier physique, par la numérisation du courrier physique et son envoi dans la messagerie du destinataire. Enfin, la concurrence - là où elle existe - est menacée. La poste néerlandaise pourrait fusionner avec son concurrent Sandd, tandis qu'en France, le concurrent postal Hopps est menacé de faillite et pourrait être racheté par Alibaba.
L'une des conséquences de cette crise est que la fréquence des parutions diminue. Le "quotidien" a cessé d'être quotidien. Par exemple, aux États-Unis, le Pittsburg Post Gazette est passé de 7 numéros par semaine en 2017 à 5 en 2018 et 3 en 2019. Les magazines font des mouvements similaires, parfois avec succès. "Popular Science" aux États-Unis a été en mesure d'augmenter ses ventes quand il est passé de mensuel à trimestriel, en offrant aussi un contenu plus et varié.
La relation avec les GAFA a-t-elle atteint son point de bascule ?
Le rapport de force entre les éditeurs et les plates-formes semble entrer dans une nouvelle ère. Tout d'abord, il y a le cadre légal en évolution rapide. Après la RGPD, en vigueur depuis 2019, le règlement sur les droits voisins a été voté au parlement européen. Un autre règlement est en cours de discussion sur la protection de la vie privée numérique. Malheureusement, ces lois ont parfois un effet inverse à celui visé. Jusqu'à présent, la RGPD n'est à l'origine que d'une seule amende (significative) contre Google, en France. D'autre part, elle handicape les acteurs modestes pour qui obtenir le consentement des internautes est bien plus difficile. Cependant, ces mêmes utilisateurs considèrent que les GAFA sont si incontournables pour eux qu'ils sont prêts à leur fournir les données personnelles demandées afin d'accéder à leurs plateformes. Quant au règlement sur le droit d'auteur dont l'objectif est de récupérer une part du gâteau publicitaire aspirée par les GAFA, en se faisant rémunérer pour le contenu, Google a déjà trouvé un moyen de le contourner. Enfin, l'élimination des cookies tiers signifie que les utilisateurs qui naviguent de manière anonyme ne peuvent plus être suivis. Cependant, la taxe GAFA que la France a introduite récemment et des projets européens tels que Tips, qui vise à contrer le développement des interfaces de paiement des plateformes, continuent.
Mais en plus de la réglementation, les éditeurs cherchent aussi à conserver leur indépendance, ou du moins leur autonomie. Dans plusieurs pays, des projets ont été lancés pour des identifiants uniques partagés entre éditeurs, tels que le projet Nunio au Portugal, Net ID et Verimi en Allemagne ou Geste en France. Avec un identifiant partagé, l'objectif est de reconstruire l'architecture essentielle à la commercialisation de la publicité.
Cependant, les GAFA restent solides. Ils ont deux atouts entre leurs mains ; le premier réside dans les assistants vocaux qui les placent dans la vie quotidienne du domicile des utilisateurs. Echo, Home et Home Pod sont déjà bien installés et Facebook va lancer sa propre version. Le second réside dans les modes de paiement personnalisés qu'ils ont développés (Apple Pay, Amazon Pay, Google Pay et Facebook Libra, bien que cette dernière rencontre une certaine résistance). Les paiements sont un maillon essentiel dans les transactions.
Si nous prenons les GAFA un par un, leurs relations avec les éditeurs diffèrent et cette dernière a énormément changé en moins d'un an. Facebook, très critiqué en 2018, tisse de nouveaux liens plus amicaux avec les éditeurs par ses aides à la presse, ses partenariats (avec, par exemple, Le Monde), la création d'un onglet éditeur et des contributions à la conversion en abonnés (en utilisant le système de paywall Piano). Google est passé à une attitude plus défensive, notamment en raison de la question du droit d'auteur, qui l'obligerait à payer pour le contenu utilisé. Cependant, il finance la presse (le "Google Fund") et a un partenariat avec WordPress pour soutenir le journalisme local. Apple a été le plus agressif cette année, avec son offre Apple News +, ses commissions énormes demandées aux "partenaires" qui rejoindraient sa plateforme, et son initiative d'interdire les cookies tiers sur son navigateur. Enfin, Amazon avance sa propre stratégie en coulisses. Il a tranquillement dépassé Microsoft dans la publicité numérique et rivalise avec Google sur le référencement. D'autre part, Amazon promeut une stratégie qui s'appuie sur la diffusion de son moyen de paiement Amazon Pay. Enfin, son propriétaire Jeff Bezos détient aussi le Washington Post et pousse cette dernière à devenir un fournisseur du secteur avec son logiciel Arc Soft, tout comme il l'avait fait avec Amazon Web Services.