Philippe van Mastrigt

Les tendances de l'édition 2022

Depuis mon dernier article consacré aux tendances de l'édition en 2020, bon nombre de celles décrites il y a trois ans se sont prolongées malgré les perturbations liées à la COVID. La croissance des abonnements numériques, le déclin du papier, les difficultés des éditeurs face aux GAFA et plateformes ainsi que la croissance rapide de l’audio demeurent toujours les principales tendances de l'édition à la fin de l'année 2022. Mais la stabilité de la liste sur les deux dernières années cache un un changement significatif au sein de chacune d’elles. Voici un résumé de ces évolutions.

La croissance des abonnements numériques se poursuit 

Une analyse des portefeuilles d’abonnements numériques à travers le monde révèle une croissance continue à un rythme rapide :

Diverses publications de différents pays ont doublé leur taille en trois ans, comme Le Monde avec 400 000 abonnés numériques et le Boston Globe avec 237 000. Le chinois Caixin et le japonais Nikkei figurent également parmi les principaux éditeurs à forte croissance numérique. Celle-ci touche les titres d'information générale quotidienne ou hebdomadaire. Les magazines restent encore généralement dans un monde "papier" avec des exceptions notables telles que The Atlantic.

Les facteurs de croissance changent

Le New York Times a communiqué sur ses éléments de croissance. Une grande partie est le résultat des verticales thématiques qu’il a développées. Historiquement, ces verticales étaient des mots croisés, des guides de cuisine et des recommandations de consommateurs par Wirecutter. Aujourd’hui, les verticales thématiques se sont élargies avec des acquisitions comme The Athletic, un site d'information sportive comptant 1,1 million d’abonnés, ainsi que Wordle, un jeu en ligne populaire. Tout cela a renforcé le rôle de ces produits secondaires. Si l’on examine la croissance totale des abonnements de plus de 3 millions entre les T2 2021 et T2 2022, on constate que le quotidien seul ne représente que 27% de ce chiffre. 

Tirer parti de la croissance grâce aux lecteurs internationaux

Le portefeuille international du New York Times ne constitue que 12% du total - environ 1 million d’abonnés actifs - mais l'objectif est d'augmenter la part de lecteurs anglophones internationaux. D’autres titres comme El Pais (25% à l'international) et Le Monde (10% à l'international) ont des ambitions similaires. Le Monde a lancé une version anglaise de son quotidien avec un objectif de 150 000 abonnés. Cependant, tous doivent fortement réduire leurs prix d’abonnement car ils sont souvent le « deuxième journal » pour les abonnés étrangers, ce qui signifie que la croissance du volume d’abonnements ne se répercutera pas sur le chiffre d'affaires. 

Les lecteurs occasionnels tirent la croissance

Selon Greg Piechota de l’INMA, après avoir amélioré les conversions grâce à l’utilisation de paywalls, il est nécessaire de recibler les algorithmes et les offres aux lecteurs ayant des fréquences de lecture plus faibles. Pour cela, le paywall dynamique doit être ajusté et chaque article / contenu doit être personnalisé pour ces lecteurs moins engagés. Alors que la croissance cible de nouveaux segments d’audience, la rétention devient plus cruciale car le taux de désabonnement reste élevé pour de nombreux éditeurs. 

Karl Oskar Teien d’Aftenposten (Norvège) a indiqué un taux de désabonnement de 50% à la fin des périodes d’essai, et une étude de Piano a montré un taux de désabonnement de près de 10% au cours des premières 24 heures d’un abonnement. Le principal défi concerne les « dormeurs » qui s’abonnent mais n’utilisent pas le contenu. Ceux-ci sont estimés à 39% du portefeuille avec un taux de désabonnement de 64% au cours des 12 premiers mois. Un programme d'accueil et des efforts de rétention proactifs sont devenus des mesures d’action majeures pour les éditeurs.

Lorsque l’on examine ces nouveaux facteurs de croissance, on peut prédire deux résultats : la croissance future deviendra plus fragile à mesure qu’elle s’éloignera des lecteurs coeur de cible, et les revenus augmenteront plus lentement à mesure que de nouveaux abonnements seront proposés à des tarifs plus bas.

Le secteur de l’édition en difficulté malgré la croissance numérique

Un coup d’œil rapide au chiffre d'affaires montre que le volume n’est pas égal à ce dernier. Pour le New York Times, la diffusion numérique n'a finalement égalé le chiffre d'affaires des abonnements papiers qu'en 2020, alors que le portefeuille numérique est 10 fois plus important. En examinant les résultats du deuxième trimestre 2021 de Gannett, le CA de la diffusion à chuté de près de 10%, tandis que les abonnements numériques ont augmenté de 41% en volume. Il ne faut pas être un grand devin pour comprendre que les prix de ces abonnements numériques étaient beaucoup plus bas que ceux des abonnements papier. 

D’autres sources de revenus sont cruciales

Plusieurs éditeurs travaillent sur des initiatives visant à récupérer une partie de leur activité publicitaire en utilisant des données de première partie et en réalisant des investissements technologiques. Une autre source de revenus à succès est l'e-Commerce, par des ventes directes ou le marketing d’affiliation. Sophie Gourmelin des Echos en France résume par trois piliers son modèle économique : les abonnements, la publicité et le commerce de contenu. Le commerce de contenu est devenu une réussite pour Marie Claire au Royaume-Uni, ou le New York Times via Wirecutter. 

Il est crucial d’avoir diverses sources de revenus, car l’inflation a gravement affecté les activités "papier" des éditeurs – toujours au centre de leurs modèles économiques – en raison de la hausse des coûts de distribution et du papier. En plus de l’impact de l’inflation sur les éditeurs eux-mêmes, le ralentissement économique potentiel semble affecter les lecteurs, qui annulent de plus en plus leurs abonnements, ce qui touche à la fois le papier et le numérique. 

Une fatigue des abonnements

Un autre facteur clé pour pousser à la diversification est ce que certains appellent la « fatigue ». Un avertissement a été lancé par un cas extérieur du monde de l’édition : Netflix, et sa baisse d’abonnés pour la première fois au cours des deux premiers trimestres de 2022. Netflix est une référence pour les entreprises depuis des années, mais il fait face à des défis similaires à ceux auxquels sont confrontés les éditeurs : concurrence accrue (Disney, Amazon Prime, etc.), fraude à l’accès (comptes multiples), augmentation des prix et événements inattendus (guerre Russie/Ukraine). 

Un avertissement plus récent vient du Washington Post. Jeff Bezos – fondateur d’Amazon – a acheté le Post en 2013 et a investi dans le numérique et la technologie pour le rendre rentable. Arc Soft, la plate-forme technologique du Washington Post, a contribué à dévelppper du chiffre d'affaires grâce à l’octroi de licences à d’autres éditeurs. Mais récemment, il semble que la croissance se soit arrêtée à la fois dans les abonnements et la publicité, selon un article du New York Times. Et certains acteurs clés quittent l’entreprise.

Un cas isolé ou un avertissement pour les autres ? Difficile de le dire à ce stade, mais la croissance est soumise à de hauts risques, avec de plus en plus de gens averses aux nouvelles (la « fatigue informationnelle» frappe 38% des personnes au Royaume-Uni, et 66% des Américains se sentent épuisés par la politique et la pandémie), et plusieurs initiatives juridiques (en Californie, en France) qui facilitent l’annulation pour l’abonné.

Le secteur de l’édition lutte pour sa survie 

Par conséquent, il n’est pas surprenant que le secteur de l’édition cherche désespérément de l’argent et lutte pour sa survie. Au cours des deux dernières années, les journaux aux États-Unis ont fermé à un rythme de deux par semaine et 1/3 des journaux locaux appartiennent maintenant à des fonds spéculatifs. En Australie, Rupert Murdoch a fusionné vingt journaux en un seul. En France, au moins cinq groupes de presse ont été sauvés par des millionnaires/milliardaires en 2021 car ils étaient à court de liquidités après la pandémie. La restructuration devient de plus en plus courante, Axel Springer achète Politico et Buzzfeed acquiert le Huffington Post. L’avenir de la liberté de la presse suscite des inquiétudes et l’Union européenne a décidé d’agir pour la première fois dans ce domaine.  

Le problème caché du journalisme 

La qualité à long terme du contenu journalistique est menacée en raison du rythme auquel les salles de rédaction ferment, des stratégies de réduction des coûts adoptées par les nouveaux propriétaires financiers, de la baisse du nombre de journalistes et de la jeune génération qui laisse cette carrière derrière elle. Comme le dit Alan Fisco du Seattle Times, « Si vous videz votre salle de rédaction et produisez moins de contenu de qualité, ne vous embêtez pas avec votre stratégie de rétention parce que vous échouerez. » Le contenu demeure premier.

La fin de la suprématie des GAFA

En examinant les nouvelles au cours des deux dernières années, on est surpris par le nombre de poursuites que les quatre sociétés GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) ont connues. Quatre acteurs ont attaqué ces grandes entreprises technologiques: les régulateurs de données, les agences antitrust, les éditeurs et les autorités fiscales. Google a été poursuivi pour violation de la vie privée et des pratiques anti-concurrentielles, principalement dans la publicité et le droit d’auteur. Meta, la société mère de Facebook, a dû faire face à des poursuites pour violation de la vie privée et les droits d’auteur. Apple est au milieu de poursuites anti-concurrentielles, que ce soit pour ses magasins en ligne, sa solution de paiement ou la dernière décision en matière de protection de la vie privée qui affecte ses utilisateurs. Encore en retrait, Amazon a toutefois été poursuivi pour violation de la vie privée, pratiques anti-concurrentielles et pratiques commerciales illégales envers les éditeurs et les libraires. Des pressions sont exercées non seulement aux États-Unis et en Europe, mais aussi en Asie.

Une bataille interne aux grands groupes technologiques

Outre la pression extérieure, la bataille fait rage entre eux. Facebook est étranglé par les nouvelles règles de confidentialité introduites par Apple, la concurrence de Tik Tok et la concurrence publicitaire d’Amazon. En outre, Google est frappé par une concurrence accrue dans la publicité, même si sa position de moteur de recherche lui fournit un modèle plus résistant. Tout comme Apple, Google est contesté par Microsoft dans ses magasins applicatifs et la commission imposée aux développeurs que Microsoft a réduit de son côté. Google riposte par sa présence croissante sur le matériel et les systèmes d’exploitation (Android). Enfin, Amazon et Apple ont un nouveau challenger : Spotify, dont l’expansion sur les podcasts et les livres audio devient une menace sérieuse. 

Meta, une illustration du déclin

Une illustration de la fin de la suprématie est Meta, qui est devenu en peu de temps un canard boiteux. Début 2022, son action en bourse a chuté lorsqu’elle a annoncé pour la première fois une baisse du nombre d’utilisateurs. Cela a été suivi au trimestre suivant par une baisse de 1% de son chiffre d'affaires, et le départ de Sheryl Sandberg en juin. C'est elle qui avait fait pivoter Facebook vers son modèle publicitaire actuel. Par conséquent, les embauches de nouveaux ingénieurs ont été réduites de 30 % et les réductions de coûts (= licenciements) de 10 %. Le fondateur Zuckerberg arrête toutes ses initiatives passées mises en place pour contrer la concurrence : podcasts Facebook, Novi (cryptomonnaie), actualités Facebook, Bulletin... Il vise un pivot complet vers le métavers, avec des milliards d’investissements. Mais pour l’instant, ses résultats sont peu convaincants, et nous semblons être au début d’une période potentiellement turbulente.

Le boom du secteur audio, une des tendances de l'édition confirmée au fil des ans

L’audio n’a cessé de croître au cours des dernières années, en particulier les podcasts. Des plateformes comme Spotify (la plus importante en taille) en hébergent 3 millions. Il n’y a que 4 millions de podcasts dans le monde ! 30% des abonnés Spotify écoutent des podcasts en plus de la musique, et le phénomène touche toutes les langues. Les nouvelles représentent 10% de la production de podcasts, ce qui en fait une bonne opportunité pour les éditeurs. Certains éditeurs d'information générale ont atteint un grand nombre d'auditeurs, comme le podcast The Economist avec 3 millions d’auditeurs par mois, ou BBC Gardener’s World Magazine avec 1 million d’abonnés. 86% des éditeurs disent qu’ils réalisent des podcasts, qui peuvent être produits à l’aide d’un enregistrement en studio réel ou de la technologie « rédaction vocale ». 

Les modèles économiques s’améliorent

La publicité, la première source de chiffre d'affaires, continue de croître même si elle ne représente qu’un faible pourcentage de toute la publicité dépensée. Des acteurs tels que Spotify associent 200 millions de dollars de CA à leur activité de podcast. Certains modèles de paywall décollent, comme Zeit Online en Allemagne, et permettent d’avoir des abonnements payants via Spotify ou Apple. Les éditions audio s’alignent maintenant à côté des éditions papier et numériques. Une nouvelle gamme de produits en quelque sorte ...

Le champ de bataille de l'audio

Le champ de bataille de l'audio est unique. Apple a été dépassé par Spotify en tant que plate-forme la plus performante. De nombreux éditeurs ont décidé de rester autonomes en développant leurs propres applications, comme The New York Times, NRC aux Pays-Bas, ou PodMe de Schibsted en Norvège. Ils pourraient continuer à distribuer leurs podcasts sur les principales plateformes, mais, par exemple, Radio France a montré que leur application native peut surpasser les écoutes de Spotify ou d’Apple. Au cours de la dernière année, un grand nombre d’acquisitions a eu lieu, telles que Spotify avec Megaphone et Heardle, Amazon avec Wondery et Acast avec Podchaser. L’audio est actuellement un point de contact entre différents acteurs qui n’étaient pas en concurrence dans le passé : radio, plateformes GAFA, musique et éditeurs. 

Des signes de fatigue

Bien que la croissance se poursuive, il y a quelques signes de fatigue dans l’audio. Certains projets audio se sont terminés par des "flops", comme le réseau social « Clubhouse ». D'autre part, moins de 1% des podcasts ont un grand nombre de téléchargements. Cela signifie qu’un grand pourcentage de productions de podcasts n'a presque aucun auditeur. Lorsque l’on regarde les dix meilleurs podcasts aux États-Unis, tous les podcasts sont des séries qui ont été créées au cours des cinq dernières années. Il semble difficile pour les nouveaux arrivants d’atteindre le sommet des palmarès et, comme l’édition numérique, les auditeurs de podcasts connaissent également un taux de désabonnement élevé. Beaucoup de nouveaux auditeurs abandonnent après quelques mois, apportant une certaine horizontalité à la courbe de croissance actuelle.

Quelles tendances de l'édition dans l'avenir ? 

Comme le montre la situation dans son ensemble, nous sommes loin de tendances de l'édition stabilisées. Seuls ceux qui peuvent créer divers piliers, basés sur les abonnements (y compris le papier), la publicité et l'eCommerce associé, survivront. La part de chaque variera entre les différents segments (quotidiens, magazines), et même à l’intérieur de ces segments (nationaux ou régionaux). Les nuages gris dans le ciel tels que le déclin du journalisme, l’inflation et les réglementations rendent l’avenir incertain. Un espoir renaît néanmoins, car ceux qui ont accaparé une grande partie des revenus publicitaires (les GAFA) sont actuellement sur la défensive. Les éditeurs sont plus conscients de la menace que ces derniers constituent et se comportent plus prudemment lorsqu’ils agissent sur de nouveaux marchés comme l’audio. Une partie des revenus publicitaires retournera-t-elle dans le portefeuille du secteur de l’édition  dans le futur ? Cela serait un coup de pouce majeur car les abonnements seuls ne sauveront probablement pas la partie. 

Cet article est un compte rendu d’une présentation sur les tendances de l'édition 2022 de Philippe van Mastrigt, directeur des opérations pour l'Europe chez AdvantageCS, le 13 octobre 2022, lors de la réunion du groupe des utilisateurs européens à Londres.


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