Escalader le paywall
Je me souviens très bien de la première fois où j’ai été sérieusement confronté au sujet du paywall : c’était en 2012 chez un prospect, un grand groupe de la presse quotidienne régionale. Assis dans une salle de conférence devant 12 personnes, j'observais un petit groupe de 3 à l’écart. C'était l’équipe numérique, et leur responsable a commencé à me bombarder de questions sur mon appréciation des options autour des paywalls, ma préférence ou non pour le modèle métré, et la façon dont cela fonctionnerait dans Advantage. Le reste du groupe – tous en lien avec la version papier – ne souffla mot. Je dois honnêtement avouer que mes connaissances étaient alors faibles et je réalisais que je n’avais jamais pris le temps d'étudier en profondeur ce sujet émergent. Je n’oubliai pas la leçon et je me mis à suivre toute sorte de sujets, comme la croissance du portefeuille numérique du New York Times ou l’émergence des premières solutions de paywall « sur étagère ». J’échangeai avec une start-up positionnée sur ces solutions en 2017 et commença à assister aux sommets de l'abonnement de l’INMA, conférence où le sujet était discuté en profondeur. Je fais le constat aujourd'hui que les paywalls sont ancrés dans le paysage du secteur de l’édition. Il est temps de se poser à nouveau pour réfléchir à la suite.
À quoi ressemble un paywall ?
Derrière le concept de « paywall », il y a une définition simple que vous pouvez trouver sur Wikipédia. Il s’agit d’une méthode de restriction de l’accès au contenu (numérique), qui se termine généralement par un achat ou un abonnement payant. C’est le contraire des modèles avec un accès totalement gratuit et financés par d’autres canaux (tels que la publicité, les dons, les subventions, etc...). Le terme « paywall » lui-même n’est probablement pas ce que l'on a choisi de mieux mais il a été utilisé très tôt et rapidement adopté. Certains auraient préféré l’appeler un portail payant (« pay-gate » pour rester dans les anglicismes), le concept de « mur » étant trop restrictif.
Pour construire ce « mur », on trouve généralement un ensemble de composants constituant un vaste écosystème :
- Une plateforme d’abonnement qui gère les accès payants
- Une couche d’authentification qui gère l’inscription, les mots de passe et permet aux visiteurs de se connecter et de voir leurs droits d’abonnement reconnus. Dans certains cas, il s’agit d’une solution d’authentification unique (SSO).
- Une couche d’identification qui permet d’identifier les visiteurs avant qu'ils ne se connectent afin que leur navigation soit suivie et historisé. De nombreuses techniques ont été utilisées pour ce faire, telles que les empreintes digitales et les cookies. C'est devenu plus difficile au fil du temps, avec les changements des navigateurs et la RGPD, de sorte que l'inscription, même pour un accès gratuit, est souvent requis.
- Un entrepôt de données (on parle maintenant de "data lakes") capable non seulement de collecter des données de navigation (visites, contenus visités) mais aussi de traiter les données (via l'Intelligence Artificielle ou toute technique de modélisation) afin de créer des segments regroupant des visiteurs avec une propension proche à s'abonner et d'associer chaque visiteur à l’un de ces segments. Pour cela, on a utilisé dans le passé des solutions telles que les DMP (Data Management Platforms) puis les CMP (Customer Management Platforms), dont certaines sont "maison".
- Une interface marketing, où les parcours peuvent être définis et les pop-ups des paywall mises en forme. Certaines solutions « sur étagère » offrent cela, comme Piano, Poool ou Qiota, mais de nombreux éditeurs ont construit la leur. La configuration est utilisée avec la plate-forme de données pour afficher ce qui est nécessaire au bon moment, pour chaque visiteur.
- Un outil de reporting qui permet d’analyser et de comprendre à la fois le comportement des visiteurs et la conversion des abonnements.
- Un tunnel d'achat souvent intégrée à la solution d'e-commerce, et qui permet à l’utilisateur de saisir les commandes et les paiements transmis ensuite à la plate-forme d’abonnement qui ouvre l'accès.
- Un mode de gestion des accès, qui déterminera si l’accès à un contenu est gratuit ou non. Il peut s’agir d’une étiquette sur chaque élément de contenu, ou d’un compteur sur chaque visiteur, ou d’un mélange des deux. Cette méthode donne souvent les noms au type de paywall : un paywall "métré" lorsqu’une limite est atteinte après lecture de plusieurs articles gratuits, ou un paywall "freemium" (ou hybride) lorsque la décision d’accès gratuit ou non se fait au niveau de l’article. D’autres critères peuvent être utilisés, tels que l’emplacement géographique ou la récence. Les paywalls freemium et métrés peuvent être panachés. Et lorsque tout l’accès au contenu est restreint, on parle alors de paywall "en dur". Lorsque le modèle et son réglage (compteur, contenu accessible ou non) varient, nous appelons cela un paywall "dynamique".
Comme le montre cette liste, la construction d’un paywall implique un important écosystème technologique et pas seulement un petit outil qui régule l’accès. Mais cela ne suffit pas. Vous devez également maîtriser l’art de faire payer les visiteurs.
L’art des paywalls
Construire un paywall réussi est devenu un art, que les spécialistes du marketing affinent à travers de nombreux tests et en s'inspirant d’exemples réussis. C'est basé sur plusieurs facteurs, parmi lesquels trois sont essentiels :
Le premier facteur est la donnée et la capacité de chacun à construire des segments reflétant différentes propensions et façons de s’abonner. Tout cela se base bien entendu sur l’identification du visiteur. Les amener à s’inscrire est probablement le meilleur moyen de garder les informations enregistrées sur tous les canaux. Il s’agit également de la technique de modélisation utilisée, qui fait souvent appel aujourd’hui à l’intelligence artificielle. Lors de la sélection d’une solution, cette donnée est souvent la plus opaque, car une interface seule ne dit rien de la puissance et l’efficacité d’une solution alors que cela reste crucial pour le succès.
Le deuxième facteur est la conception du tunnel de conversion. Cela inclut plusieurs éléments, tels que 1) les différents trajets avant de toucher le mur, ce qui consiste à déterminer réellement le bon moment pour suggérer un abonnement payant ; 2) l’affichage du pop-up du mur, qui devra avoir la bonne offre, un affichage clair du prix et des avantages, et déjà les premiers éléments d'enregistrement tels que l’e-mail, l’adresse ou le paiement ; 3) le processus de paiement qui devrait être court et efficace en suivant les meilleures pratiques de l'e-commerce ; enfin, 4) le jumelage du parcours avec les segments qui fait à la fois partie de ce travail et de celui sur les données. Notez que c’est souvent la partie la plus visible, et donc ce que les spécialistes du marketing voient en premier. C’est là que les solutions "sur étagère" brillent, car une interface graphique est ce qui se vend le mieux.
Le troisième facteur est ce que l'éditeur propose. Le premier élément est l’offre, qui est principalement construit autour de la tarification. Construire l’offre appropriée pour le bon segment et décider du prix aura un impact significatif sur la conversion de vos visiteurs. L’autre élément est le contenu journalistique, en particulier pour le modèle freemium. Certains articles génèrent des conversions, tandis que d’autres attireront davantage les abonnés existants. Avoir la connaissance de la contribution du journalisme à l’acquisition et l’utiliser pour ajuster le contenu gratuit / payant permettra d’obtenir des résultats significatifs.
Cet art décrit ici en quelques points a émergé au cours des 10 dernières années, comme nous le raconte la courte histoire du paywall.
Paywalls: une brève histoire
1997 - 2011 : tentatives marginales
Le premier paywall est apparu en 1999 sur le site du Wall Street Journal. C’était un paywall « en dur », limitant tout accès au contenu. Le WSJ a pu atteindre 200 000 abonnés actifs au cours de la première année. Dix ans plus tard, il a atteint le million. Mais le WSJ était une exception, car presque tous les quotidiens offraient encore un accès gratuit, basé sur un modèle publicitaire. En 2010, seuls 6 des 98 plus grands quotidiens avaient adopté un paywall. Le monde de l’édition était convaincu qu’Internet demeurait un monde en libre accès où les modèles payants n'avaient pas leur place.
2011 - 2016 : décollage
Un changement s’est produit après la récession de 2009. La diffusion papier et la publicité classique ont chuté, et la publicité numérique est tombée entre les mains de Google et Facebook. Les éditeurs réalisèrent qu’un modèle basé sur les revenus publicitaires n'était pas viable à long terme. Certains grands éditeurs décidèrent de se tourner vers les abonnements numériques. Le New York Times (NYT) devint rapidement la référence de cette tentative. De nombreux experts prédirent un échec. Les journalistes montrèrent une résistance face au " mur" qui cacherait leur contenu journalistique. Rien ne garantissait le succès et on pouvaient parler d'un saut dans l'inconnu.
Pendant ce temps, en moins de 4 ans, le paywall métré créé par le NYT permit une croissance rapide de son portefeuille numérique. Simultanément, d’autres quotidiens, tels que le Washington Post ou le Boston Globe, suivirent une voie similaire, investissant dans la technologie et donnant la priorité au numérique. Au total, 50 paywalls furent créés rien qu'en 2012. C’était une période d’apprentissage et de test, où le modèle métré était considéré comme le plus innovant, et le nombre d’articles gratuits l’un des points clés de toute discussion. Au cours de la même période, la première solution de paywall « sur étagère » – Piano – fit son apparition.
2016 - 2021 : un succès croissant
Un point de bascule dans l’adoption du paywall eut lieu autour de 2016.
Au cours de cette année (et même l’année précédente), dans de nombreuses conférences, des intervenants annonçait la fin de la fascination des éditeurs pour Facebook et Google. Les participants admirent que le libre accès à leur contenu venait enrichir avant tout le duopole et qu'ils devaient prendre contrôle de leur principal atout, le contenu. La bonne nouvelle était que l’approche par paywall affichait des chiffres prometteurs. Une liste de quotidiens révélait un volume d’abonnements numériques impressionnant, avec beaucoup à plus de 100 000, et plusieurs au dessus du million. Et pas seulement aux États-Unis, mais dans presque tous les pays occidentaux.
Tous les éditeurs quotidiens qui adoptèrent un paywall connurent une croissance rapide, même si quelques-uns (The Guardian au Royaume-Uni, La Presse à Montréal) prirent d’autres options. Il semblait qu’un modèle d’abonnement numérique pouvait être viable, au moins en volume. Durant cette période, de plus en plus d’événements furent organisés autour du thème du paywall, l’INMA Subscription Summit étant probablement l’un des plus populaires. Les témoignages et le partage d’expériences des éditeurs les plus avancés rassemblaient de nombreux participants provenant du marketing et de la diffusion, certains passant probablement plus de temps à ces événements qu’au bureau !
Cette nouvelle période initia également une phase de mise au point des différents modèles. Le modèle métré voyait son nombre d’articles gratuits considérablement réduit sans que cela n'arrête la croissance, tandis que le modèle freemium devenait le plus utilisé parmi les éditeurs (environ 50% des paywalls). L'indicateur volume/fréquence/récence devenait la principale mesure de l’engagement vers la conversion en abonné.
Ce succès affecta également Facebook et Google avec une peur croissante de perte de contrôle. Tous deux devinrent plus agressifs avec le monde de l’édition et, afin de les maintenir dans leur écosystème, multiplièrent leurs initiatives avec de nouveaux formats (par exemple, AMP), des options d’abonnement (par exemple, Google Subscribe), des refontes (par exemple, Facebook News), etc.
Pendant ce temps, juste avant que la crise COVID ne survienne, certaines préoccupations firent leur apparition : y avait-il des signes de fatigue pour les abonnements, avait-on atteint un plateau ? Et qu’en était-il des magazines qui n’avaient pas eu de succès avec des paywalls? Et qu’en était-il de la publicité qui restait une source de revenus nécessaire mais qui pouvait être tuée par le passage à un trafic moindre ? L’équilibre était-il viable entre l’augmentation des abonnements et la publicité? L’ARPU (revenu annuel par unité) redevenait à la mode.
2020 - 2021 : Le rebond COVID
La crise de la COVID-19 a changé la donne. Avec le confinement mondial, la publicité a chuté de façon spectaculaire et le papier ne pouvait plus être distribuée. Le public était également à la recherche de nouvelles fiables. Immédiatement, les sites d’information ont connu un pic de leur trafic. Les éditeurs se sont interrogées sur un accès ouvert et gratuit à l’information pour cette situation d’urgence, ce que beaucoup ont appliqué. Mais ceux qui faisaient face à une baisse de leur chiffre d'affaires sur leurs autres sources à l’époque ont réactivé leur paywall après quelques semaines. Beaucoup ont vu dans ce contexte une opportunité pour accroître leur portefeuille d’abonnés et ont offert des abonnements à l'essai ou à prix cassé pour une période limitée. Le résultat constatée a été une forte augmentation de leur portefeuille et un basculement important du lectorat vers le contenu numérique.
Au cours de cette période, de nombreux éditeurs qui n’avaient pas construit encore un paywall l'ont mis en place. Les éditeurs de solutions "sur étagère" ont eu une activité florissante pendant cette période, et chaque semaine, je pouvais voir Poool en France citer leurs derniers nouveaux clients.
La période qui suivit le confinement COVID vit une baisse du trafic, comme attendu, mais avec le maintien à un niveau plus élevé qu’avant le confinement. L’autre bonne nouvelle était l’attrition : alors que certains s’attendaient à une augmentation des demandes de résiliation – notamment pour les abonnements à l'essai souscrits pendant le confinement – cette tendance ne s’est pas vraiment concrétisé et la croissance s'est poursuivie.
2022 : des signes de fatigue ?
Malgré le succès du paywall, des questions se posent. Une, majeure, est directement liée à la santé financière : le chiffre d'affaires issu directement des abonnés (en particulier par le biais du paywall) peut-il sauver le secteur ? Si nous regardons la situation financière actuelle des éditeurs, il semble que la réponse soit non. Clairement, cette source de chiffre d'afaires ne suffit pas à elle seule à compenser la baisse des recettes du papier et de la publicité. Il faut aller plus loin.
Si l’on examine de plus près les chiffres, la croissance récente du portefeuille est tirée par des prix bas, qui semblent expliquer bien plus le succès que la stratégie marketing déployée autour de données dynamiques. Cela peut également aider à expliquer le problème majeur de l’attrition sur les produits numériques, dont de nombreuses études révèlent le défi majeur.
Greg Piechota, spécialiste de l’INMA, souligne également la fin potentielle des « cibles faciles », avec des visiteurs coeur de cible faciles à convertir. Il est maintenant nécessaire de trouver de nouvelles approches (offres, paramètres du paywall) pour la croissance en convertissant un autre groupe de visiteurs – il les appelle les lecteurs occasionnels – qui lisent le contenu mais ne suivent pas vraiment les habitudes et les intérêts du coeur de cible.
Avec les ralentissements observés chez des acteurs tels que Netflix et l’impact inconnu de la hausse de l’inflation, arrivons nous à la fin d'un cycle positif pour les paywalls ? Les éditeurs doivent-ils revoir leur stratégie ?
Le futur ?
Alors, à quoi ressemblera l’avenir des paywalls ? Avec un historique de plus de 10 ans, mes prévisions sont les suivantes :
- Une stratégie de paywall (c'est à dire : rendre le contenu payant) peut être une source de revenus importante, mais elle ne suffira pas à elle seule. D’autres sources sont nécessaires, telles que la publicité et / ou l'e-commerce. Par conséquent, combiner la publicité avec un paywall est important, nécessitant le bon équilibre entre trafic et accès payant. Il faut tirer parti de l’augmentation des inscriptions pour fournir une meilleure alternative aux cookies tiers et utiliser toutes les autres opportunités qu’un contenu de qualité peut offrir.
- Parmi les composantes d’une stratégie de paywall, le rôle des données et de leur utilisation dynamique ne peut que croître. Ce n’est pas seulement la croissance supplémentaire qui passera par des stratégies plus fines et des offres différenciées, mais aussi la gestion de l'attrition qui devra s'appuyer sur les données après la conversion. Considérer comment le visiteur se comportera après l’abonnement est un élément clé pour la croissance future. La rétention et l’acquisition, comme elles l’ont toujours été dans le marketing par abonnement, sont les deux faces d’un même sujet.
- Un paywall ne fonctionne pas pour tout le monde. Les magazines ne semblent pas aisées à migrer en abonnements numériques à grande échelle, du moins dans leur format actuel. Et les quotidiens régionaux ont toujours du mal à construire des portefeuilles numériques à une taille pouvant compenser le déclin du papier. Par conséquent, d’autres modèles économiques sont essentiels. Certains sont déjà connus, comme les adhésions ou les dons. D'autres n'ont pas fonctionné, en particulier l’approche micropaiement / paiement à la carte. Lorsqu’il est utilisé, il s’agit plus d’une étape vers la conversion en abonnement que d’une véritable source de chiffre d'affaires. Mais il y en a d’autres.
- Il est également essentiel de reconsidérer le rôle du papier. Pour les magazines, le papier peut apporter une marque sur laquelle des services supplémentaires peuvent être ajoutés. Pour les quotidiens, il s’agit toujours d’un levier important pour les abonnements numériques, en particulier lorsque l’accès est intégré à l’abonnement papier. Le développement de stratégies pour tirer parti du papier dans un couplage avec le numérique reste un sujet ouvert qui est insuffisamment abordé dans les conférences.
En résumé, l’histoire n’est pas terminée. Nous ne sommes pas à la fin de la transition numérique et d'autres étapes sont à prévoir. Avec la maturité actuelle des stratégies d’acquisition basées sur le paywall, celles-ci continueront de s’ajuster en espérant qu'au bout, un modèle viable puisse émerger.